Bargueno (Vargueno) espagnol, XVIIe siècle
Bargueno (Vargueno) espagnol, XVIIe siècle

Caractéristiques du bargueño espagnol : écritoire, tiroirs, secrets et piètement

Traditionnellement, cet imposant cabinet est spécialement aménagé afin d’être facilement utilisé comme un écritoire ou comme table de change. C’est d’ailleurs ce qui lui vaut son nom originel d’escritorio. Sa dénomination sous le terme de bargueño ou de vargueño n’est utilisé pour la première fois que tardivement au XIXe siècle puisque sa première occurence apparaît en 1872 dans le Catalogue d’objets artistiques espagnols présenté par le Victoria & Albert Museum, en Angleterre. Le terme sera ensuite admis par la Real Academia de Lingua espagnole en 1914. 

Ce mot, qui recueille aujourd’hui l’unanimité, fait sans doute référence au principal centre de production de ces meubles situé aux XVIe et XVIIe siècles à Bargas ou Vargas (si l’orthographe de ce second toponyme diffère légèrement du premier, sa prononciation demeure quant à elle identique), près de Tolède. 

Bargueno (Vargueno) espagnol, XVIIe siècle

Sans conteste, le bargueño espagnol est un apport original et notable au mobilier européen. Son usage est incontestablement lié au déplacement, à l’administration et au commerce. La multitude de petits tiroirs est souvent complétée de secrets comme c’est le cas pour celui que nous présentons. Ici, chaque tiroir comporte un secret, multipliant ainsi les rangements et les usages destiné au rangement de fournitures et de papiers ou à la dissimulation de biens plus précieux comme des valeurs monétaires ou pourquoi pas des bijoux. Pour ces raisons, ce cabinet typiquement espagnol est pourvu de solides ferrures dont la ciselure élégante relève encore l’ensemble par ses qualités décoratives et sécurise assurément le cabinet avec une serrure proche d’un système à moraillon.

Bargueno (Vargueno) espagnol, XVIIe siècle

Le bargueño classique peut reposer sur deux formes de piètement. Celui dit tarte de puente adopte la forme d’une petite table à tréteaux ou chevalets tandis que la forme plus élégante du piètement pie de puente se présente comme une belle arcature, comme celle d’un pont, aux formes joliment découpées et qui ne sont pas ici sans évoquer l’architecture et les arts décoratifs mudéjar. 

Bargueno (Vargueno) espagnol, XVIIe siècle

Bargueño ou Vargueño : symbolique des monogrammes et coquilles Saint-Jacques

Monogrammes

Deux monogrammes sont ciselés dans les ferronneries ornant notre bargueño lorsque celui-ci est fermé. On lit à gauche IHS et à droite un MA couronné. Le premier, bien connu, n’oppose aucune difficulté : il s’agit du monogramme de Christ sous la forme d’une abréviation et d’une translittération imparfaite du nom de « Jésus » en grec. 

Le monogramme MA couronné est quant à lui moins commun sur le mobilier ou les arts décoratifs français mais très apprécié en Espagne. Il inscrit l’Ave Maria ou l’Auspice Maria comme monogramme de la Vierge Immaculée. Sous chaque monogramme, un mascaron doré de style classique évoque des figures antiques.

Les deux monogrammes avec le plastron central forment une trinité dont on peut reconnaître le caractère céleste par les petites étoiles dorées. Quant au mascaron du lion à la gueule ouverte au centre, il est l’image du Christ rédempteur, assimilé au lion de Juda dont le rugissement symbolise la parole divine, opportunément placé sous la serrure. Ainsi, le motif central, la serrure et le lion deviennent métaphore, assimilant la Trinité et la parole divine à la clef permettant d’accéder au monde ; et la clef du cabinet d’ouvrir le panneau révélant une architecture miniature pareille à une église.  

Bargueno (Vargueno) espagnol, XVIIe siècle

Coquilles Saint-Jacques

Avant d’ouvrir le barguño, on prendra soit de tirer vers soi les deux supports permettant de faire reposer la table d’écriture formant également le panneau de fermeture du cabinet. Ces deux éléments pratiques sont adroitement dissimulés par deux coquilles sculptées, qui sont comme les chapiteaux inversés du piètement. Une fois étirés, ils permettent de faire reposer le panneau sans risque.

Bargueno (Vargueno) espagnol, XVIIe siècle
Bargueno (Vargueno) espagnol, XVIIe siècle

Naturellement, le motif de la coquille est celui du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle que les pèlerins avaient coutume de rapporter comme témoignage de ce long et pieux voyage. Les pectens seront rapidement un symbole adopté par le vocabulaire décoratif religieux. Il pouvait aussi bien témoigner de la piété de celui qu’il l’employait, symbolisant le retour au pays d’un homme nouveau, purifié par son pèlerinage… Ou bien s’en allant vers des contrées lointaines avec l’aide du Ciel !

Bargueno (Vargueno) espagnol, XVIIe siècle

Le bargueño s’est en effet rapidement distingué comme le mobilier favori des missionnaires ou des conquistadores. Facile à déplacer grâce à ses poignées latérales, ce type de cabinet permettait de transporter aisément des documents administratifs, politiques ou diplomatiques, personnels parfois, lors des expéditions menées dans le Nouveau Monde ou ailleurs. Jusqu’à la Renaissance, il sera le meuble d’apparat le plus couru dans la péninsule ibérique. Lorsqu’il ne battait pas les routes à la suite de son propriétaire, le bargueño était exposé, ouvert, dans les salles publiques les plus somptueuses des palais, châteaux et autres demeures aristocratiques. 

Bargueno (Vargueno) espagnol, XVIIe siècle

À l’intérieur, le fastueux décor de tabletterie alterne des motifs d’olivettes, de losanges, de colonnettes et de soleils rayonnants et fait écho à l’architecture et aux goûts décoratifs de l’époque. Les prises de chaque tiroir sont des coquilles. L’ensemble forme une façade parfaitement symétrique dont les techniques artisanales autant que les décors sont l’héritage de l’art mudéjar, une empreinte culturelle et artistique qui marqua durablement l’art espagnol.

Influences de l’art et de l’architecture mudéjar

La richesse ornementale de notre cabinet n’a pas à rougir de ses influences orientales. L’artisanat qui a permis d’atteindre une telle finesse doit en effet beaucoup à l’arrivée en Espagne des Omeyyades et de l’émergence du style al-Andalus. L’art mudéjar qui en résulte quelques siècles plus tard découle naturellement de l’émulation paradoxale qui accompagne la reconquête par les armées chrétiennes des territoires occupés par les Arabes. Autorisés à exercer leur profession malgré le changement de pouvoir, les maîtres artisans musulmans développent peu à peu un nouveau style nommé mudéjar, et défini aujourd’hui comme un art chrétien influencé par l’art musulman antérieur dans l’Espagne reconquise.

Dans cet art qui s’exprime aussi bien à travers l’architecture que les arts décoratifs, on retrouve fréquemment des ferrures ouvragées, le travail de l’os, de l’ivoire et de la nacre – regroupé sous le terme de tabletterie – et un décor fait de motifs floraux ou géométriques (losanges, étoiles, damiers, cercles, etc) fins et apposés de manière répétitive pour couvrir des surfaces immenses. 

Les architectures et les objets ainsi ornés se transforment en œuvres d’apparat somptueuses et remarquables de minutie. L’horror vacui règne en maître, comme un souvenir des motifs imbriqués et raffinés des stucs islamiques. 

Bargueno (Vargueno) espagnol, XVIIe siècle

Ce nouveau langage commun aux Chrétiens et aux Musulmans va si bien pénétrer la culture hispanique qu’il deviendra synonyme d’hégémonie espagnole à l’étranger. En témoigne l’architecture d’Amérique du sud et d’Amérique centrale, régulièrement qualifiée de mudéjar. Le phénomène ne manque pas d’être également constaté dans les arts décoratifs et le mobilier. Ce bargueño d’époque XVIIe siècle en est la vivante illustration.

Mêlant avec délicatesse tabletterie, travail du bois et ferronnerie, ce bargueño révèle, à bien l’observer, tout un pan de l’histoire artistique de l’Espagne. Depuis les artisanats maîtrisés et importés sur la péninsule par les Omeyyades, leur appropriation par les artisans indigènes jusqu’à la lente évolution des motifs et des techniques vers un art entièrement dédié au pouvoir aristocratique et catholique, notre bargueño est bien plus qu’un meuble emblématique de l’Espagne. Il est, à lui tout seul, le témoin des échanges culturels et des soubresauts de la grande Histoire. 

Marielle Brie de Lagerac
Historienne de l’art pour le marché de l’art et les médias culturels.
Auteure du blog Objets d’Art et d’Histoire