Certaines pièces de faïence sont exceptionnelles par leur rareté, leur exécution ou leur taille. Ces deux potiches réunissent ces trois singularités : la rareté de cet ensemble complet, piédestaux inclus, la qualité remarquable de leur exécution dans un blanc crème caractéristique, et leur taille proprement monumentale.
Ces deux potiches surélevées mesurent 220 cm de hauteur – piédestaux inclus – pour une largeur et une profondeur de 70 cm. Tour de force d’un artisanat d’art français envié, ce chef d’œuvre de faïence provient de Sarreguemines.
La manufacture de Sarreguemines : un centre faïencier d'envergure
Située en Moselle, cette manufacture ouvre ses portes en 1790 sous la houlette de Nicolas et Augustin Jacoby et leur associé Joseph Fabry, producteur de faïence fine. Leur projet est d’envergure mais la concurrence solide des autres manufactures françaises ainsi que celle de la faïence anglaise pèse sur la jeune entreprise qui n’a d’autre choix que de baisser rideau en 1799.
Joseph Fabry s’associe alors à Paul Utzschneider et reprend la manufacture en 1800. Excellent céramiste, Paul Utzschneider développe les techniques et obtient de nombreuses médailles d’or aux cours de différentes expositions nationales. Couronnement de ses efforts et de ses recherches assidues, Napoléon Ier lui passe commande d’un ensemble de douze vases.
En 1836, Paul cède la place à son gendre Alexandre de Geiger qui en 1838 se rapproche de Villeroy et Boch ; ainsi les deux entreprises n’entrent pas en concurrence mais se partagent les domaines où s’appliquent leurs compétences. Cette situation économique favorable permet à la manufacture de Sarreguemines de bénéficier d’investissements conséquents, la transformant bientôt en l’une des plus grandes faïenceries d’Europe, toujours active aujourd’hui.
Comme chaque manufacture digne de ce nom, celle de Sarreguemines met en place un système de marques de faïence permettant d’identifier la pièce, de l’authentifier également et surtout de connaître, sinon ses caractéristiques techniques, au moins l’année de sa fabrication. Ainsi, des marques présentes sur ces potiches nous permettent d’en apprendre davantage sur elles.

Le numéro « 1906 » correspond au numéro de la forme. Ici, le modèle Duplessis.
Le numéro « 227 » correspond au numéro de la pâte.
Les chiffres « 11 » et « 04 » correspondent respectivement au mois et à l’année de création, c’est-à-dire novembre 1904.
Quant aux lettres « KK », elles font référence au façonneur de la pièce.
Cette paire de potiches et leurs piédestaux ont donc été fabriquées en faïence Sarreguemines en novembre 1904, en se conformant au dessin du modèle Duplessis. Un nom qui, naturellement, n’a pas été choisi au hasard.
Jean-Claude Duplessis (1699 - 1774) : l'ornemaniste du règne de Louis XV
Né à Turin en 1699 il se nomme alors Giovanni Claudio Ciamberlano, dit Duplessi. Il suit vraisemblablement une formation d’orfèvre en Italie et entre au service du prince de Carignan – duquel il devient l’orfèvre protégé -, du duc de Savoie et du roi de Sardaigne. Nommé Lieutenant Général des Armées du Roi, le prince de Carignan se rend à Paris entre 1734 et 1737 avec, à sa suite, Jean-Claude Duplessis. Peu de temps après, le prince disparait et Duplessis obtient la protection du comte Marc-Pierre de Voyer de Paulmy d’Argenson (1696 – 1764) et se voit installé par lui au Louvre. À partir de 1748, Duplessis collabore activement au développement de la manufacture de Vincennes. Prolifique créateur et inventeur d’un tour pour aider sa profession, son carnet de commande ne désemplit pas et ce sont autant les marchands-merciers que les aristocrates qui font appel à ses talents pour le dessins d’ornements.
En 1758, il devient orfèvre du roi Louis XV alors qu’il n’a jamais obtenu le titre de maîtrise français normalement exigé pour pratiquer son métier selon les règles des corporations. Il se voit confié de nombreux dessins d’ornements et travaille toujours pour Vincennes et ajoute à ses prestigieux clients la manufacture de Sèvres. Déjà talentueux orfèvre, il est également ornemaniste et sculpteur de génie. Ses expérimentations constantes font de lui un véritable « designer » qui inscrit dans les fondamentaux des manufactures royales des préoccupations très actuelles : fonctionnalité de l’objet, inscription dans l’esthétique de son temps et adéquation de la forme et du décor.

Notre paire de potiches est le résultat de cette réflexion mêlée à une création postérieure qui n’oublie pas les enseignements de l’orfèvre du règne de Louis XV. Cette forme de vase tient son nom de Duplessis car ce fut lui qui en imagina la forme.
Désormais entrée dans le vocabulaire décoratif, la forme Duplessis se plie à de nombreuses variations bien qu’elle conserve le mouvement caractéristique donné par le célèbre ornemaniste. Ainsi, le style rocaille – qui fut le domaine d’expérimentation de ce créateur sans nul autre pareil – est ici remanié, comme une évocation ou même un hommage au style rococo qui avait un temps été oublié.

Les XIXe et XXe siècle ont en commun d’avoir connu une large variété de nouveautés dans le domaine des arts décoratifs. Les modes et les curiosités y ont fait flores. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que le japonisme puis les formes végétales de l’Art Nouveau esquissent une modernité toute nouvelle, un goût pour les formes traditionnelles demeure. Au début des années 1890, le goût pour l’asymétrie, la courbe, la fantaisie reparaît ainsi sous deux formes : celle l’Art Nouveau et celle, nostalgique, des formes rocailles du siècle précédent.
En ce qui concerne ce dernier pan du goût de nos aïeuls, la manufacture Sarreguemines témoigne magistralement de ce retour aux formes classiques des arts décoratifs de l’Ancien Régime. Certes, cette époque est quelque peu fantasmée : on l’imagine volontiers comme une parenthèse idyllique à la manière des tableaux de Watteau et de Boucher. Les productions du goût rocaille se veulent gracieuses et raffinées. Le catalogue de la manufacture propose ainsi plusieurs objets de ce style sana pourtant jamais employer le terme « rocaille » ou « rococo », leur préférant des dénominations rappelant l’ancien monarque.
Ainsi, on trouve des formes « Louis XV », « Pompadour », « du Barry » et bien sûr « Duplessis ». Cette dernière forme est créée dans les années 1878 et sera présentée par la manufacture à l’Exposition Universelle de la même année dans la section céramique.

La forme Duplessis est ici magnifiée par le piédestal. Sa mise en valeur remarquable souligne le piédouche, l’épaulement concave très prononcé, le tore de laurier et les fleurs appliquées dans les rudents.

Ces deux grands vases couverts sont les héritiers directs de l’historicisme convoité au tournant du XXe siècle. Comme ce XVIIIe siècle dont ce courant s’inspire, ces deux potiches sont le fruit d’un artisanat d’art et d’un savoir-faire haut de gamme. Ces pièces signent ainsi la distinction qui marque les intérieurs de l’élite et de la haute bourgeoisie : goût raffiné et érudit, proportions généreuses et qualité admirable.
Marielle Brie
Historienne de l’art pour le marché de l’art et les médias culturels.
Auteure du blog Objets d’Art et d’Histoire
L'auteur, pour la Maison Pipat :
Marielle Brie est historienne de l’art pour le marché de l’art et de l’antiquité et auteur du blog « Objets d’Art & d'Histoire ».
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