Avant même de considérer les formes du design scandinave, il est indispensable de s’arrêter sur l’environnement qui l’a vu naître. À la différence de l’Europe de l’ouest tempérée, le Danemark, la Suède et la Norvège sont soumis plus que d’autres à la rudesse des éléments.Lorsque le froid mordant va de pair avec une nuit qui peut durer près de 18 heures, il va sans dire que la recherche de chaleur, de lumière et de douceur est une préoccupation importante.
Aussi, le concept spécifique désigné par le terme Hygge esquisse déjà les lignes d’un mode de vie propice à du mobilier et des arts décoratifs spécifiques, éloignés par nécessité naturelle de ce qui se fait dans les pays tempérés. Hygge puise son origine dans la langue norvégienne qui lui donne sa plus ancienne trace écrite, datée du XVIIIe siècle. La définition n’a pas changé. Ce mot qui signifie d’abord « bien-être » aimante tout le champ lexical du confort, de l’agréable, de l’intime et du réconfort. S’il n’est pas uniquement spécifique à la période hivernale, il va sans dire qu’il va comme un gant au mobilier et aux arts décoratifs de la Scandinavie !
Combattre le froid par le chaud
Le hygge découle assurément d’un attachement populaire à une intimité accueillante plutôt qu’il n’en est l’initiateur. La rudesse du monde extérieur appelle le confort, le calme et la chaleur du foyer. Ce souci se trouve comme inscrit dans un mobilier qui privilégie la forme libre, organique, les lignes douces, arrondies et n’opposant rien d’agressif. Le froid et le vent à l’extérieur le sont déjà bien assez. À cela s’ajoute des matières, notamment textiles, naturelles, chaleureuses et en couleur. Pour construire cet environnement intérieur poétique, paisible, discret et très homogène, les matériaux sont donc au centre de l’attention des artisans puis des designers.
Un matériau de prédilection : le bois
Disponible en quantité, le bois est naturellement le premier matériau de fabrication du mobilier danois, suédois ou norvégien. Les essences locales aux nuances douces, claires et lumineuses servent à merveille les grands principes du hygge : le chêne et le hêtre, plus tard le teck, le palissandre et l’acajou sont utilisés en massif ou en placage et soigneusement poncés et magnifiés par des patines chaudes aux nuances fauves ou miel. En jouant des coupes en bois de fil et bois de bois, les artisans scandinaves déclinent des motifs sur lesquels jouent la lumière, adoucissant encore davantage un mobilier dont même le bois semble moelleux, velouté, accueillant. Le sycomore, le bouleau et le pin servent quant à eux le bâti, les tiroirs ou les placages intérieurs. La mise en œuvre spécifiquement scandinave du matériau définit ensuite des lignes signant assurément une culture, une civilisation.
Une modernité douce
En 1914, un nouveau style nait déjà en Suède, en réaction à l’industrialisation et en écho aux mouvements Arts & Crafts britanniques, Art Nouveau franco-belge ou Jugendstil allemand. Ces productions valorisent un artisanat de haute qualité capables de s’associer à la production industrielle.
Dans les années 1920, la production est si qualitative qu’on peine à différencier le mobilier ordinaire de celui créé par un designer. En 1925, l’Exposition internationale des Arts décoratifs de Paris offre une vitrine à ces productions venues du froid. Une décennie plus tard, quelques grands noms sont déjà bien identifiés sur la scène internationale : Kaarne Klint (1888 – 1954), Alvar Alto (1898 – 1976), Arne Jacobsen (1902 – 1971). Puis ce sont Tapio Wirkkala (1915 – 1985) ou encore Poul Kjærholm (1929 – 1980) qui se font référence. Lorsque les techniques traditionnelles s’accordent presque parfaitement à la fabrication industrielle, le design scandinave entre dans son âge d’or.
L’attachement aux traditions et aux savoir-faire
Si les formes du design scandinave sont une découverte frappante pour l’Europe et les États-Unis des années 1950, elles sont en vérité le fruit d’artisanats ancestraux. La perfection des lignes, qui semblent modelées et patinées par l’usage, donne à chaque meuble une identité étoffée de la longue histoire patrimoniale. Or, ce souci du dessin et de l’aisance, l’humilité formelle seulement ornée de l’individualité des matériaux naturels rencontrent au XXe siècle l’aspiration au fonctionnalisme, à la simplicité élégante, en tout point opposée à la profusion des styles classiques et bourgeois. Après deux guerres mondiales à la puissance de destruction encore jamais vue, la modernité recherche des joies simples, un dépouillement qui n’a rien d’austère, mais au contraire une générosité chaleureuse. Les élites cherchent à créer un foyer capable d’apprécier à leur juste valeur d’heureuses préoccupations quotidiennes : organiser un repas entre amis, partager des moments en famille ou simplement profiter d’un moment seul, doux et reposant. Le savoir-faire et la tradition scandinave rencontrent alors les besoins de l’époque et entrent dans son âge d’or.
Le design scandinave : un succès international
Alors que le Bauhaus, l’UAM – et plus largement le modernisme – brossent des intérieurs et du mobilier métallique, froid, chirurgicale, à peine relevé de matières réconfortantes (cuir, laine), le design scandinave oppose un confort domestique simple, élégant et assurément contemporain. Tout en mesure et sobriété, il emprunte à l’industrialisation la facilité de mise en œuvre, mais conserve de sa production historique et traditionnelle le réconfort du bois. Alors que les avant-garde du design créent des maisons « machine à vivre », les designers scandinaves exportent leur havre de paix. En considérant l’habitant et son rapport intime à l’habitat plutôt que sa manière presque mécanique d’occuper l’espace, l’esprit moderne scandinave remporte ainsi tous les lauriers. Son influence est telle qu’il imprègne profondément le design américain.
Pourtant, l’âge d’or est de courte durée ; dans les années 1955, le design américain et italien prend le dessus. Si les Scandinaves ne sont pas évincés, leur production n’est plus sous le feu des projecteurs, bien qu’elle demeure importante. Devenu valeur sûre, ce design venu du froid parvient tout de même, et en un demi siècle seulement, à définir une identité culturelle, à faire valoir ses savoir-faire, à imposer un mode de vie qui fait encore rêver aujourd’hui.
Si les caprices de la mode leur donne plus ou moins de visibilité selon les époques, les pièces modernes scandinaves restent assurément des signatures rassurante et préservent des toujours possibles fautes de goût. Épuré jusqu’à l’essentiel, conçu dans un matériau intemporel, le véritable mobilier scandinave ne craint plus désormais d’être démodé.
Marielle Brie de Lagerac
Historienne de l’art pour le marché de l’art et les médias culturels.
Auteure du blog L’Art de l’Objet
L'auteur, pour la Maison Pipat :
Marielle Brie est historienne de l’art pour le marché de l’art et de l’antiquité et auteur du blog « Objets d’Art & d'Histoire ».
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