Au milieu du XVIIIe siècle, une minorité de peintres – dont sont Oudry et Natoire – broient encore obstinément la malachite pour obtenir du vert plutôt que de mélanger du bleu et du jaune. À l’aube du XIXe siècle pourtant, de toutes nouvelles perspectives attendent cette pierre. En 1758, le magnat russe de la métallurgie Alexei Turchaninov acquiert la mine de Gumyoshevsky dans laquelle il entreprend l’extraction du minéral vert dont on exploite surtout, et depuis longtemps, sa richesse en cuivre. Rapidement, l’entrepreneur parvient à valoriser cette pierre au point de faire exploser sa demande. Des années 1770 aux années 1810, Turchaninov est le principal fournisseur de malachite en Russie et en Europe pour la création de petits objets décoratifs. Pour le moment, les lapidaires se heurtent à la mollesse de cette pierre, se résignant à l’utiliser en petits placages associés à d’autres matériaux. La malachite encadre ou sert d’arrière-plan, elle souligne et met en valeur, à la manière du bronze auquel on commence à l’associer ; le résultat est en effet très heureux.
Nicolas Demidov (1773 – 1828), dont la famille possède des ateliers lapidaires et exploite les mines de Nijni Taguil ou Iekaterinbourg, commande justement en 1819 au bronzier Thomire (1751 – 1843) la monture d’un vase monumental en malachite, aujourd’hui conservé au MET Museum. Quelques objets de grande taille ont déjà été réalisés mais il s’agit alors d’une prouesse remarquable. En 1808, certaines de ces dispendieuses et rares réalisations sont offertes à Napoléon Ier et décorent toujours aujourd’hui le Salon des Malachites au Grand Trianon.
Il fallut de nombreux essais pour parvenir à travailler la malachite comme on le faisait d’ordinaire des autres pierres dures. La technique lapidaire florentine fut notamment mise à contribution par le biais du mosaïste romain Francesco Belloni à Paris et de son confrère Luigi Moglia appelé à Saint-Petersbourg par le tsar Nicolas Ier (1796 – 1855). Bientôt, la manière russe se distingua de la florentine. Alors que les pietre dure s’appliquaient à créer un motif artistique, la manière russe entendait reproduire la surface monolithique de la pierre. Elle poussait même l’exercice jusqu’à plaquer des surfaces planes aussi bien que des surfaces arrondies ou en relief.
Marqueterie lapidaire russe
Apparue dans les années 1780, la manière russe renonce donc à façonner la malachite dans sa masse et emploie, pour les petits comme pour les grands objets d’art décoratif, une âme de métal ou, plus rarement, de pierre calcaire de Putilov. De minces lamelles de malachite de 2 à 4 millimètres d’épaisseur sont collées sur l’objet et les interstices comblées d’une poudre de malachite mêlée à du mastic. Le tout est égrisé de manière à faire disparaître les jonctions disgracieuses. À l’instar de la marqueterie, les possibilités d’agencement des dessins naturels de la pierre permettent d’obtenir un petit éventail de motifs parmi lesquels l’assemblage en « velours froissé » donne l’illusion d’un tissu moiré.
L’assemblage bagué ou strié emploie des bandes parallèles tandis que le radial produit de bels ocelles. En sélectionnant des lamelles à motifs répétitifs et en les ordonnant symétriquement autour d’un ou de plusieurs plans croisés, on obtient un motif dit « à deux côtés » ou « à 4 côtés » semblable à un motif reflété dans un miroir.
Peu à peu, les réalisations monumentales et les salles des malachites deviennent au XIXe siècle le synonyme d’un prestige incontestable. En 1835, la nouvelle cathédrale Saint Isaac de Saint-Petersbourg est ornée de près de 16 tonnes de malachite. En 1826, le duc de Wellington revient des funérailles du tsar Alexandre Ier les bras chargés d’une collection d’objets tout droit sortis des ateliers royaux de Ekaterinbourg, Peterhof ou Kolyvan. Puis en 1837, le Palais d’Hiver reçoit sa somptueuse salle des malachites. À Mexico, au château de Chapultepec, une salle identique est précédée de deux portes monumentales également en malachite. À Paris dans les années 1860, l’Hôtel de la Païva reçoit une cheminée de ce minéral quand elles sont déjà nombreuses en Russie à la même époque ; en témoigne celle du palais Youssoupov à Saint-Petersbourg.
Dans les années 1860 s’amorce déjà le déclin de la malachite, détrônée par le lapis lazuli. Les productions monumentales trop onéreuses sont abandonnées par les ateliers royaux qui poursuivent, avec d’autres ateliers privés, la création de petits objets, bougeoirs, tabatières, boîtes. Il est aujourd’hui bien difficile de distinguer les productions de ces différents ateliers qui érigent le travail de la malachite comme un artisanat d’art russe. En Russie, la pierre verte marque profondément les esprits. Le recueil de contes The Malachite Box, écrit par Pavel Bazhov entre 1936 et 1945 devient un classique au point qu’une édition de luxe ornée de malachite est exposée à l’Exposition Universelle de New-York en 1939. Au tournant du XXe siècle et jusque dans les années 1930, la malachite perd un temps de sa superbe avant que l’Art Deco ne lui offre un second souffle, l’inscrivant dans une modernité sobre, élégante, raffinée. Pietro Fornasetti (1913 – 1988) poursuit cette démarche par la création de pièces contemporaines empruntant autant à la dorure des anciennes montures de bronzes qu’aux arts décoratifs des XVIIIe et XIXe siècle. Aujourd’hui, la malachite ne convoite plus le monumental mais ses verts moirés continuent de transformer délicatement parures et petits objets en bijoux raffinés.
Marielle Brie de Lagerac
Historienne de l’art pour le marché de l’art et les médias culturels.
Auteure du blog Objets d’Art et d’Histoire
L'auteur, pour la Maison Pipat :
Marielle Brie est historienne de l’art pour le marché de l’art et de l’antiquité et auteur du blog « Objets d’Art & d'Histoire ».
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