Il semble naturel que tout au long de son évolution l’Homme ait tiré profit de ce qu’il avait à sa disposition. Si le bois, les pierres ou les fibres végétales nous apparaissent comme les ressources les plus évidentes, certaines matières disponibles en plus petite quantité attirèrent l’attention des populations dès le néolithique. Parmi elles, la laque ne fut pas la plus aisée à maitriser. Elle exigea beaucoup de patience et de délicatesse. 

Les laques : une des plus anciennes techniques au monde

À l’état naturel, la laque est une résine issue de la sève de certains arbres de la famille des Arecaceae. Sans doute par souci de simplicité, ces arbres furent humblement nommés « arbre à laque » ou « laquier ».

Afin de récolter cette résine, des entailles sont creusées dans les troncs de manière à libérer la sève qui coule dans de petits bols. La même technique est employée pour récupérer le latex des hévéas ou d’une certaine manière, le sirop de l’érable.
À l’état brut, la sèvre du laquier offre une grande capacité adhésive et c’est d’abord cet usage qui semble avoir été privilégié. Une fois filtrée et purifiée, la laque se montre tout à la fois résistante, transparente et brillante. Elle forme une sorte de vernis protecteur de premier choix dont on constata rapidement que même les insectes n’osaient s’y attaquer. Également imperméable, la laque recouvrit dès l’Antiquité des objets du quotidien, les gardes des armes, le mobilier et parfois même des éléments d’architecture. Durant la période des Royaumes Combattants, les laques sont déjà enrichis de pigments noir obtenu grâce au carbone issu du charbon, jaune grâce à l’orpiment, vert produit à partir de cuivre et rouge sous forme de sulfure de mercure dit aussi « cinabre ».

Boîte en laque de cinabre à décor de pivoines. Chine, dynastie Ming (1368–1644), XVe siècle © MET Museum
Boîte en laque de cinabre à décor de pivoines. Chine, dynastie Ming (1368–1644), XVe siècle © MET Museum

Le cinabre, secret d’immortalité 

Le cinabre à l’état naturel se trouve sous la forme d’un minéral. Exposé à la lumière naturelle, il tend à s’assombrir pour devenir noir, raison pour laquelle on prendra garde de conserver les laques de cinabre dans des pièces peu ou indirectement exposées à la lumière et de privilégier des environnements le moins humide possible.

Une fois broyé en une poudre fine, le cinabre peut se lier facilement à la laque et la colorer d’un rouge vif ou sang de bœuf.

Dès l’Antiquité, le cinabre se révéla surtout aux yeux des populations chinoises comme un minéral notoirement capable de protéger le bois du pourrissement. Il n’en fallait pas davantage pour convaincre la culture chinoise des bienfaits du cinabre. Déjà lancée dans une quête effrénée pour parvenir à l’immortalité, elle reconnut dans le minéral un ingrédient au moins capable de favoriser la longévité.

Vase en laque de cinabre. Chine, XIXe siècle
Vase en laque de cinabre. Chine, XIXe siècle

Nombre de jeunes empereurs moururent ainsi dans la fleur de l’âge pour avoir ingurgité en trop grandes quantités de la poudre de cinabre. L’empoisonnement de l’empereur Qin Shi Huang  (259 – 210 avant notre ère) est d’ailleurs l’un des épisodes les plus célèbres de l’Histoire de la Chine. Obsédé par son désir d’immortalité, de dernier avala tant de « perles rouges » qu’elles eurent l’effet contraire à celui escompté… L’empereur mourut à environ 50 ans.

Pendant plusieurs siècles aveugles ou méconnaissant les effets nocifs du mercure, le cinabre fut aussi bien un médicament que le pigment luxueux des plus beaux laques de Chine. Car si son absorption en grande quantité met en danger la vie humaine, son application dans les arts décoratifs ne met en danger personne ! Et ainsi, de ses vertus supposées et de sa couleur rouge, le cinabre tira un prestige seulement égalé par le jade et l’or.
Les objets décoratifs en laque de cinabre incarnent toujours aujourd’hui l’excellence de l’art chinois des siècles passés.

Laques de cinabre : un art de la sculpture

Les laques de cinabre sculptés apparaissent dès le XIIe siècle et deviennent immédiatement des objets de luxe. La patience nécessaire à la mise en œuvre, le luxe des matériaux employés et la délicatesse requise pour dégager les motifs sur l’objet jouent naturellement en faveur de la préciosité de l’œuvre terminée. 

Presque toujours, l’âme de l’objet en laque de cinabre sculptée est en bois, beaucoup plus rarement en métal. Dans les deux cas, il ne s’agit jamais de sculpter ces matières qui sont le corps de l’objet mais bien de finement ciseler la multitude de couches de laque dont il est préalablement enduit. 

Cette étape peut prendre plusieurs mois, parfois des années pour les objets les plus précieux. Chaque couche de laque translucide est déposée au pinceau sur l’âme de l’objet qui doit être séché à l’air libre pendant plusieurs semaines. Une fois que cette première couche est sèche, elle est recouverte d’une seconde couche pendant le même laps de temps et ainsi de suite jusqu’à obtenir le nombre de couches souhaité. Généralement, les objets sont recouverts de 30 à 35 couches de laque mais pour les plus exceptionnels, il peut être appliqué jusqu’à 200 couches de laque. Ce qui donne une idée du temps nécessaire à la création de ces pièces remarquables.

Seules les dernières couches sont enrichies de pigments de cinabre. Parfois, des couches précédant celles de cinabre sont colorées en noir, vert ou jaune de manière à créer des strates colorées qui apparaîtront lors de la sculpture, à la manière d’un camée coquille. 

Plateau en laque noire sur fond de laque cinabre à motifs de pivoines et d'oiseaux. Chine, dynastie Ming (1368–1644) © MET Museum
Plateau en laque noire sur fond de laque cinabre à motifs de pivoines et d'oiseaux. Chine, dynastie Ming (1368–1644) © MET Museum

C’est en ayant une première connaissance de la technique de la laque cinabre que vous éviterez l’écueil des copies. Munissez-vous d’une loupe et ouvrez l’œil ! Repérez les traces microscopiques laissées par l’application de la laque au pinceau. Les couches de laque successives sont ordinairement déposées avec régularité et minutie mais le travail manuel laisse naturellement des traces, aussi infimes soient-elles, ce qui fait d’ailleurs toute l’étoffe de ces précieuses réalisations. 

Une copie en résine aura tendance à laisser à la surface de l’objet de minuscules bulles d’air ou de touts petits trous. Celle en plastique moulé aura parfois une forme de très légère « crête » aux jointures ou courant sur la longueur de l’objet. Il s’agit véritablement de détails difficiles à distinguer à l’œil nu, raison pour laquelle la loupe est indispensable.

Dater les laques cinabres

Si l’identification certaine des laques cinabre est affaire de spécialistes, leur datation relève véritablement du travail des experts ou des marchands. Comme pour les objets d’art décoratif européen, un objet chinois en laque cinabre peut être daté en tenant compte de nombreux critères parmi lesquels la forme de l’objet, son style et sa taille, ses motifs, la qualité de la laque et une éventuelle signature ou un cachet. 

Vase en laque de cinabre. Chine, XIXe siècle
Vase en laque de cinabre. Chine, XIXe siècle

Il est à noter qu’à partir du XIXe – en particulier de la seconde moitié du XIXe siècle – les pièces en laque de cinabre deviennent de plus en plus grandes et leur iconographie correspond à celle alors largement employée par une clientèle bourgeoise et commerçante très aisée. Les fonds floraux se multiplient ainsi que les cartouches décoratifs portant des thèmes récurrents tels que le lettré ivre se reposant sous un arbre, le lettré gentilhomme enseignant ou étudiant des antiquités ainsi que des scènes représentant de nombreux enfants (symboles de l’idéal chinois de transmission filiale) La présence de l’idéogramme Shou, synonyme de longévité, peut indiquer que l’objet fut sûrement offert à l’occasion d’un anniversaire. 

De nombreux thèmes iconographiques, symboles auspicieux (les pêches, les pins et les fleurs de prunus ou encore le dragon) permettent de déchiffrer le discours d’un objet en laque de cinabre sculptée. Quelle que soit sa datation, prenez le temps d’apprécier la qualité des sculptures, la finesse des fonds ciselés à motifs géométriques ou colorés et la richesse de l’iconographie. 

Vase en laque de cinabre. Chine, XIXe siècle
Vase en laque de cinabre. Chine, XIXe siècle

Les laques de cinabre sont de superbes objets de collection ; plus leur datation est ancienne, plus il convient d’en prendre soin. Malgré leur couleur éclatante, ces œuvres sont sensibles à la lumière et doivent impérativement en être préservées sous peine de voir le cinabre noircir ou se parsemer de petits points noirs.

Marielle Brie de Lagerac
Historienne de l’art pour le marché de l’art et les médias culturels.
Auteure du blog Objets d’Art et d’Histoire