Naissance du cristallo vénitien et concurrence du verre de Bohême

Au milieu du XVe siècle, un mélange mis au point à Venise sous l’impulsion du verrier Angelo Barrovier (mort en 1496) permet pour la première fois d’obtenir un verre translucide d’une grande pureté et d’une solidité qui, bien que toute relative aujourd’hui, relève à l’époque de la prouesse technique. La précieuse recette donnera tout son panache à une verrerie vénitienne lucrative protégeant bec et ongles le secret de ce verre baptisé cristallo, allant jusqu’à condamner à mort les artisans divulguant hors de la lagune les arcanes des ateliers. Le secret tenait aux galets du Tessin ou du Pô broyés jusqu’à obtenir une silice très pure à laquelle étaient associées les cendres de plantes marines, débarrassant ce verre sodocalcique de ses impuretés tout en le solidifiant. La paraison étonnement ductile permettait aux verriers d’explorer des formes de coupes et de verres souples et élégantes. Le gracieux cristallo italien était émaillé, peint ou coloré dans la masse dans le goût Renaissance de l’époque. Les tables princières se l’arrachèrent, le Pape n’y fut pas indifférent puis il séduisit au-delà des frontières. Objet de luxe autant que de curiosité, le verre italien ne tarda pas à attiser les convoitises et à échauffer les esprits, les verriers s’essayant partout à percer son secret.

Verre à vin en cristallo vénitien, XVIIe siècle © MET Museum
Verre à vin en cristallo vénitien, XVIIe siècle © MET Museum

Malgré les menaces mortifères des autorités vénitiennes, les verriers bravèrent les interdictions davantage par nécessité que par rébellion. Au Moyen-Âge et à l’époque moderne, les savoirs circulent ; ces artisans itinérants dépendent des matières premières et adaptent leurs recettes aux terroirs qu’ils rencontrent, s’efforçant de créer des verres « à la façon de Venise ». La façon tenant alors davantage de l’imitation des décors que de celle de la matière. Cependant, la Bohême possède de riches ressources forestières qui permettent au XVIe siècle l’élaboration d’un verre aussi dur et aussi lourd que le cristal de roche. La Bohême surpasse Venise : à l’instar des cristaux, le verre potasso-calcique bohémien ne se travaille pas à chaud mais se taille et se grave. Caspar Lehmann (1570 – 1622), lapidaire de l’empereur Rodolphe II (1552 – 1612) consacre finalement ce « cristal de Bohême » en adaptant à ce verre la gravure à la roue communément utilisée pour les pierres précieuses et semi-précieuses. Lehman fait ainsi du verre de Bohême un équivalent des cristaux naturels. Malgré tout, la ressemblance avec le cristal de roche ne fut pas toujours parfaitement troublante ; le verre de Bohême conserva longtemps des reflets gris ou jaunes altérant la pureté incolore vers laquelle tendaient les verriers. Au XVIe et XVIIe siècle, le verre de Bohême fastueusement taillé et gravé de motifs baroques s’expose sur les plus riches tables d’Europe, il se distingue en pampilles solides et scintillantes sur les lustres et se fait parure lorsqu’il est monté en bijou ou en objets d’art, comme le souvenir des cristaux de roche enchâssés dans l’orfèvrerie médiévale. 

L’élaboration du cristal véritable 

C’est une restriction bien plus qu’une obstination qui permit à l’Angleterre d’être la première à produire le cristal véritable. Car il y a bien une distinction chimique entre le verre et le cristal. Alors que le verre est un solide amorphe constitué d’atomes désordonnés, le cristal est une structure atomique uniquement ordonnée par l’oxyde de plomb. Or en 1615, Jacques Ier (1566 – 1625) décrétait que l’utilisation du bois relevait désormais de l’usage exclusif de la Marine, recommandant à ses sujets l’usage du charbon pour les besoins qu’ils revendiquaient nécessaires dans tout autre domaine. Les verriers n’étant pas exemptés de ce traitement, ils employèrent le nouveau combustible qui exigeait l’ajout d’un fondant dans la recette du verre. Après quelques essais donnant naissance au verre flint, l’ajout d’oxyde de plomb permit à Georges Ravenscroft (1632 – 1683) de s’approprier par brevet en 1674 l’intérêt de ce composant pour l’obtention d’un verre éclatant et d’une sonorité unique qui le distinguait assurément. En quelques années, les cristalleries anglaises surpassèrent aussi bien Venise que la Bohême. Le Crystal Palace édifié en 1851 émerveilla alors le monde en présentant des objets d’art, des luminaires ainsi que du mobilier de cristal. Les commandes affluaient du toutes parts mais la France devançait déjà son voisin anglais. 

Centre de table Baccarat, XIXe siècle.
Centre de table Baccarat, XIXe siècle.

En 1781, les verriers de Saint-Louis découvraient à leur tour le secret du cristal. En 1816, Baccarat s’initie à cet art et dès 1829 Saint-Louis s’y consacre entièrement. Les deux maisons ne sont pas seules à se disputer cette nouvelle production, de nombreuses cristalleries d’Île de France s’y adonnent. Clichy et Bercy se démarquent, pas suffisamment pourtant pour rivaliser avec les deux maisons historiques, un temps associées pour étouffer leurs concurrentes. 

Paire de vases japonisants, Cristallerie de Saint-Denis, circa 1870
Paire de vases japonisants, Cristallerie de Saint-Denis, circa 1870

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Saint-Louis et Baccarat se partagent un marché français porté par les commandes royales et impériales puis exportent des œuvres monumentales en Russie, en Inde ou dans l’Empire Ottoman. L’art de la table devenu le nouveau reflet de la réussite sociale, les cristalleries déclinent de luxueux services de verres et de luminaires séduisant aussi bien une clientèle aristocratique que bourgeoise. Décliné en couleurs et opalines, le cristal n’est plus au XXe siècle un secret jalousé et sa qualité fait l’objet d’une appellation européenne depuis 1969. Le cristal doit aujourd’hui contenir au moins 24% de plomb, seuil en deçà duquel on parlera de verre sonore ou cristallin.  

Marielle Brie de Lagerac
Historienne de l’art pour le marché de l’art et les médias culturels.
Auteure du blog Objets d’Art et d’Histoire