Les masques indonésiens : un art traditionnel d'Asie du sud-est

Ce vaste archipel de l’Asie du sud-est absorbe depuis toujours de nombreuses influences. Sur les îles indonésiennes, les cultures se sont nourries de ces influences hindouistes, animistes ou musulmanes, les modelant d’une île à l’autre de sorte que pour un même personnage du folklore indonésien, il y a presque autant de manière de le représenter qu’il y a d’îles indonésiennes.

Masque indonésien, fin XIXe / début XXe siècle.
Masque indonésien, fin XIXe / début XXe siècle.

Ce masque en bois clair est caractéristique d’une production artistique commune à Bali et Lombok. Désigné par le terme de pule, ce bois se sculpte facilement et gagne autant en légèreté et qu’en dureté en séchant.

Ce type de masque est porté à l’occasion de cérémonies religieuses ou lors de représentations publiques. Dans les deux cas, la représentation à laquelle participe l’acteur masqué s’accompagne de chant et de danse. Ces trois expressions artistiques forment à elles seules une part importante de la scène artistique indonésienne et leur pratique traditionnelle entend qu’elles ne soient pas séparées.

Comme pour le théâtre de No japonais ou l’opéra Nuo chinois, les masques portés par les acteurs possèdent leurs caractéristiques propres permettant aux spectateurs d’identifier les personnalités des différents rôles intervenant sur scène.

Le Topeng (masque) Bondres

À quelques encablures de Bali, l’île de Lombok possède ses propres spécificités esthétiques. Pourtant, les caractéristiques des masques bondres demeurent identiques que ce soit à Bali, à Lombok ou dans l’île de Java de l’époque pré-musulmane.

Les masques bondres sont des masques libérant le bas du visage de l’acteur et qualifiés de « masques parlants », à l’inverse des masques camouflant tout le visage dits muets. Les bondres incarnent des personnages du peuple, des personnages bouffons et caricaturaux qui rappellent naturellement aux Européens les zannis de la Commedia dell’arte.

Ces personnages comiques présentent régulièrement une déformation physique définies par les masques. Une fois le personnage défini physiquement, il est plus facile pour le spectateur d’identifier son rôle dans la pièce.

À Java, le bondres n’a qu’une dent et une grosse bosse sur le front au-dessus de ses yeux exorbités. À Bali, un bec de lièvre et, partout sur les îles où il est, ses dents sont bien visibles et souvent déformées.

Masque indonésien, fin XIXe / début XXe siècle.
Masque indonésien, fin XIXe / début XXe siècle.

Notre masque aux yeux globuleux dessine la lèvre supérieure d’un personnage aux canines tordues. Son long nez en pointe pourrait faire penser aux masques javanais si les narines étaient plus fines.

Le bondres est un personnage dont les scènes et les textes sont souvent improvisés. Il s’agit de scènettes comiques destinées à divertir l’auditoire entre les actes déroulant les aventures sérieuses et tragiques de divinités ou de personnages mythiques. Pourtant, rien n’empêche les bondres d’intervenir durant les actes de la pièce principale ! Mais toujours, leurs interventions sont comiques. Seuls ces personnages sont capables de voyager dans les deux espaces temporels bien distincts de la représentation. Puisqu’ils représentent les gens du peuple – une masse indéfinie qui demeure, observe, juge, imite ou moque – ils peuvent être de toutes les histoires. Ce qui n’est pas le cas des princes et princesses, des dieux et des monstres dont l’esprit, la beauté et les vertus ont marqué l’Histoire mythique.

Masque indonésien, fin XIXe / début XXe siècle.
Masque indonésien, fin XIXe / début XXe siècle.

On aurait pourtant tort de croire que les bondres ne sont que des bouffons destinés à amuser la galerie. Durant leurs improvisations, ils abordent les problèmes quotidiens de la société et parodient ou moquent l’actualité, déclenchant invariablement les rires des spectateurs qui sont parfois pris à partie.

C’est qu’il faut rapprocher ces personnages au visage laid mais à l’esprit vif de la Folle Sagesse, une des plus hautes expressions de la spiritualité en Asie. L’exemple de Semar, personnage issu de la culture Sunda sur l’île de Java, est en ce point remarquable. Bien que burlesque, notre homme est si bien révéré que sa marionnette est soigneusement conservée, enveloppée dans des étoffes. Comme on le fait de celle d’un dieu.

Ambigües et turbulents, les bondres ont une totale liberté de parole et sont le lien entre le spirituel et le profane. La danse, le rire, le corporel, le matériel – qui sont des composantes aléatoires de la vie et qu’incarnent les bondres – sont opposés à l’idéal de permanence et d’immobilité auxquels aspirent l’homme et que figurent les personnages des mythes anciens.

C’est pourtant bien par la présence pleine et entière que le bondres devient un vecteur de spiritualité. Il cherche à provoquer l’éveil spirituel par son comportement caricaturé et inhabituel. En déstabilisant, en provoquant, en étant turbulent et bizarre, il provoque l’attention et obtient l’écoute attentive de son public. En insufflant ainsi la spiritualité dans la vie quotidienne et inversement, il relativise le discours du mythe joué sur scène. Les personnages mythiques demeurent certes des exemples à suivre, mais le bondres anoblit la vie réelle dans laquelle la spiritualité et la sagesse s’acquièrent en prenant du recul sur les composantes aléatoires de la vie, composantes qui n’apparaissent jamais dans les mythes joués sur scène.

Cette nuance est traduite par la morphologie même des masques. Alors que le bondres est un demi masque qui laisse à l’acteur la liberté de parole, de l’invective et du vulgaire (dans le sens du commun), les masques des personnages mythiques sont muets car leurs paroles est inscrite dans une éternité hors du commun.

L'artisanat indonésien

Le dessin et la fabrication des masques en Indonésie est un artisanat à part entière qui s’enseigne traditionnellement de père en fils et nécessite une parfaite connaissance des rites et des cérémonies dans lesquelles ces objets sont amenés à intervenir. Si aujourd’hui on trouve en Indonésie – et particulièrement à Bali – des masques en bois sculpté produits pour le marché touristique, leur fabrication n’est pas identique à celle d’un masque destiné à remplir une fonction précise dans les rites de la société.

Tandis que pour les premiers, on exécutera les détails de la physionomie au pinceau, les seconds seront finement ciselés puis les ciselures peintes. Ainsi, sur notre masque bondres, les dents n’ont pas été simulées à l’aide d’un trait de pinceau mais sculptées individuellement, une par une. Tout comme les narines sont réellement creusées dans le bois et non pas feintes en trompe-l’œil à la surface.

Masque indonésien, fin XIXe / début XXe siècle.
Masque indonésien, fin XIXe / début XXe siècle.

Comme dans l’art théâtral chinois ou japonais, la couleur tient une place capitale dans la conception du masque car elle est porteuse de nombreuses informations utiles aux spectateurs. Elle indique notamment le caractère du personnage, s’il est violent ou pacifique, traître ou fidèle. Les masques immobiles retrouvent ainsi grâce à la couleur les mouvements de l’être. On ne peut cependant pas appliquer un « code couleur » pour l’ensemble des masques indonésiens. Souvenons-nous que l’Indonésie est formée de milliers d’îles sur lesquelles les populations ont adapté localement les éléments d’une culture commune imprégnée d’un multiculturalisme riche.

Notre masque bondres montre des traces de peinture rouge au niveau des lèvres, des sourcils et des yeux tandis que le reste du visage est brun. Notons qu’il est habituel dans le théâtre indonésien de repeindre les masques pour les besoins d’une pièce si le masque en question n’est pas celui d’une divinité, d’un prince ou d’une princesse ou même d’un monstre mythique.

Notre masque aurait ainsi eu plusieurs « vies » avec cette constante de ne figurer que des personnages parlants et populaires. Qu’il soit bondres aux yeux globuleux et aux dents déformées ou personnage colérique et comique, notre masque indonésien est bien loin des souvenirs touristiques. Sa facture ancienne et son aspect moins spectaculaire que celui des monstres célèbres témoignent du rôle qu’il eut dans les pratiques culturelles traditionnelles de la fin du XIXe et du début du XXe siècle en Indonésie.

 

Masque indonésien, fin XIXe / début XXe siècle.
Masque indonésien, fin XIXe / début XXe siècle.

Marielle Brie de Lagerac
Historienne de l’art pour le marché de l’art et les médias culturels.
Auteure du blog Objets d’Art et d’Histoire