L’armoire bordelaise est certainement le plus prestigieux meuble d’acajou qu’une maison de qualité puisse s’offrir au XVIIIe siècle à Bordeaux. À la fois prestigieux et pratique, ce meuble précieux se nuance à travers différents choix de bois et d’ornements. Qu’elle prenne place dans les châteaux ou les hôtels particuliers, l’armoise en acajou reflète la réussite sociale d’une famille.
Caractéristiques de l’armoire bordelaise
Toujours haute et imposante, l’armoire bordelaise est toujours réalisé dans un très bel acajou dont la provenance évoluera parallèlement au commerce du porte de Bordeaux.
Première constante de ces armoires, leur chapeau de gendarme caractéristique, couronnant la haut du meuble. Le centre de cette corniche est ainsi toujours plus haut que ses extrémités et rappelle la forme du bicorne toujours porté par les élèves de l’École polytechnique.
Si la ligne peut être plus ou moins prononcée, la récurrence de ce motif en fait presque un indispensable de ce meuble de port. Néanmoins, et comme en tout artisanat, l’exception existe.

Chaque vantail est sculpté avec soin, orné de motifs le plus souvent feuillagés et qui soulignent régulièrement les courbes hautes et médianes des portes. Ce mouvement allège un meuble dont la rigueur des lignes verticales nous rappellent bien la hauteur et l’aplomb solide qui l’ancre dans une pièce. Le style Louis XV – bien qu’assagi – sert ici l’acajou et le magnifie pour en exploiter toutes les subtilités de nuances.
Dès le début du XVIIIe siècle, ce sont deux essences d’acajou qui trouvent grâce aux yeux des commanditaires et des ébénistes :
- L’acajou de Cuba désigne communément le Swietenia mahogani provenant surtout de Saint-Domingue et d’une couleur rouge-brun sombre.
- L’acajou du Honduras, Swietenia macrophylla, est clair et plus tendre que le précédent. Il provient quant à lui de tout le pourtour des Caraïbes et séduira en particulier les Anglais ainsi que les ébénistes parisiens.
Il faut cependant patienter jusqu’aux années 1770 pour que parvienne dans les ateliers français un acajou moucheté aux nuances fauves qui rencontre, dès son arrivée, un grand succès.
Par choix esthétique, les ébénistes associent parfois ces essences exotiques avec du bois de citron ou du gaïac, donnant naissance aux armoires bordelaises dites « antillaises », aux élégants effets de contraste.
Un détail encore indique sans que l’on puisse s’y tromper que ce meuble de prestige était ouvert et offert à la vue de tous. Les ferronneries – serrures, entrées de serrure et surtout crémone – sont le plus souvent ouvragées en laiton coulé ou en fer et offre de délicates dentelles métalliques, ajoutant à l’intérieur du meuble ce que les moulures extérieures apportent aux portes.
Car le rôle de l’armoire bordelaise dépasse largement celui du rangement du linge ou de la vaisselle. Ce meuble d’apparat – qui faisait d’ailleurs un superbe cadeau de mariage – était le plus souvent ouvert en permanence et présentait sur ses étagères, parfois légèrement mouvementées, les objets luxueux qui faisaient la fierté des maîtres de maison. Porcelaines de Chine, argenterie et pièces de forme se laissaient admirer comme on peut le voir au Musée des Arts Décoratifs de Bordeaux.
Parfois un petit buffet en partie basse permet de dissimuler le linge, les couverts ou les objets moins gracieux. Comble du raffinement, certaines armoires de présentation disposent à l’intérieur de leurs portes des bras de lumière permettant de littéralement mettre en lumière le prestige des heureux propriétaires.
L’armoire bordelaise au cœur d’une nouvelle bourgeoisie
Déjà bien implanté au XVIIe et XVIIIe siècle grâce aux échanges commerciaux étroitement liés à la viticulture, le commerce maritime va prendre une triste part au commerce triangulaire. Si cette activité n’atteindra jamais celle du port de Nantes, il serait malhonnête de nier l’importance économique de la traite des Noirs dans le développement économique du port de Bordeaux.
Le commerce entre les colonies et la métropole enrichit rapidement les armateurs, les négociants et une bourgeoisie commerçante qui ne tardent pas à investir dans l’immobilier leurs fortunes nouvellement édifiées. La ville profite ainsi de sa position avantageuse dans l’estuaire de la Gironde, au carrefour de l’océan Atlantique et des terres de Guyenne et de Gascogne ; à l’aube de la Révolution, Bordeaux est un acteur majeur de l’économie maritime française.
Hôtels particuliers au goût raffiné, maisons secondaires et châteaux nouvellement construits exigent un mobilier à la hauteur du goût exquis qui règne partout. Les aristocrates et bourgeois en visite à Bordeaux ne se lassent pas de témoigner dans leur correspondance de ce sens aigu de l’esthétique qui fleurit partout.
Il n’est désormais plus question d’employer autre chose que ces bois exotiques qui font la richesse de ces nouvelles familles. Certes, les navires français ne manquent pas de débarquer des billots de ce bel acajou que l’on veut partout. Pourtant, d’autres flottes se distinguent dans cet approvisionnement particulier. Ainsi en est-il de la flotte hollandaise qui – bien que modeste – est extrêmement bien équipée ce qui lui permet rapidement d’emporter le commerce de détail du bois, surtout à partir de 1753. Discrets et efficaces, les Hollandais installent dans tous les ports de l’estuaire un compatriote correspondant, bien installé et ancré dans l’activité locale ; connaissant les besoins et les corporations des gabariers, ces intermédiaires organisent les échanges de cargaison sans jamais empiéter sur la redirection des marchandises dans les terres, prérogative des gabariers.
À Blaye notamment, le gros des échanges avec les navires hollandais se fait sur l’île Verte depuis laquelle des gabares partent vers Bordeaux, Langon et même Libourne.
Mobilier de port : ébénistes notables de Bordeaux
La réalisation de ce prestigieux mobilier d’acajou nécessite tout au long du XVIIIe siècle une main d’œuvre qualifiée dont on retrouve les grands noms dans la corporation des menuisiers-ébénistes. De 1754 à 1782, ce ne sont pas moins de 125 maîtres qui sont nommés, un chiffre considérable quand on connaît les exigences – aussi bien techniques que financières – de la jurande.
À ces maîtres et compagnons s’ajoutent les œuvres des ouvriers libres exerçant le plus souvent à proximité des enceintes des communautés religieuses. Parmi ces derniers, Abraham « dit Cadet » exerce « près de la Chartreuse » de 1783 à 1791 où il se fait remarquer par une superbe production de meubles et d’objets de tabletterie en acajou.
Un autre, Jean Bresler dit Alsace (un surnom trahissant sans doute sa province natale), exerce sous le règne de Louis XVI dans le faubourg des Chartrons, dans la rue de Notre-Dame que nous connaissons bien. Toujours aux Chartrons vers 1790, l’ébéniste Kœnig produit lui aussi du mobilier en bois exotique et d’acajou.
Aux abords de l’église Saint-Seurin ce sont les bien nommés frères Dubois, ébénistes, qui se font un nom dans le travail de l’acajou. Leur confrère Piessi dit Rouerque exerce dans le même quartier, lui aussi sous le règne de Louis XVI.
Apprentis méconnus ou oubliés, de nombreux esclaves furent envoyés à Bordeaux pour leur apprentissage. Les propriétaires mécontents de ne pas trouver dans les colonies des ouvriers et artisans compétents, réservaient les « Nègres à talent » un sort un peu moins tragique que leurs compagnons d’infortune. À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, des recensements et des documents d’archives témoignent de la présence de ces apprentis ébénistes qui, grâce à cette formation d’artisanat, ont alors beaucoup plus de chances d’être émancipés et de recouvrir, enfin, leur liberté.
Marielle Brie de Lagerac
Historienne de l’art pour le marché de l’art et les médias culturels.
Auteure du blog Objets d’Art et d’Histoire
L'auteur, pour la Maison Pipat :
Marielle Brie est historienne de l’art pour le marché de l’art et de l’antiquité et auteur du blog « Objets d’Art & d'Histoire ».
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