Au XVIIe siècle, l’esprit de contradiction au Portugal n’est pas tant un défaut qu’une prise de position aux allures artistiques. Face au tumultueux voisin espagnol, l’affirmation du style portugais s’immisce jusque sur le mobilier où les essences de bois sont choisies parmi celles que n’utilisent pas les Hispaniques. Palissandre et acajou brésilien font des plus belles créations, affirmant un Portugal dont la présence culturelle s’étend bien au-delà des mers. Esprit de compétition ? N’en déplaise aux Espagnols, le Portugal exige sa revanche.

Genèse et appropriation d'un meuble hispanique
Reconnaissons à l’Espagne mauresque la paternité de ce cabinet identifiable entre tous. C’est à Bargas, près de Tolède, que le bargueño voit le jour. C’est toujours dans cette région de l’Espagne qu’il se développe et s’enrichit. La marqueterie s’invite sur de nombreuses pièces, témoignant de la vitalité du centre de l’Espagne dans ce domaine artistique.
Jusqu’au XVIIe siècle, ce sont des cabinets toujours plus luxueux qui éveillent la convoitise des privilégiés. Les meubles s’ouvrent sur un abattant ou des portes découvrant des tiroirs. Il existe deux types de partie inférieure : la première est en forme de coffre surélevé par des colonnettes ou « pile de pont » soit en forme de crédence à quatre tiroirs dite « conventuelle ». Généralement, ils sont réalisés en chêne massif, en châtaignier ou en noyer.
Ce type de cabinet ayant vocation à être déplacé, il est d’ordinaire disposé sur un piètement en bois ou en fer forgé nommé pie de puente. On l’apprécie en symbiose avec le cabinet, et ce piètement fusionne souvent avec lui dans d’élégantes envolées de sculpture et d’incrustations.
Mais le piètement convoité ou étourdi disparaît le plus souvent au fil du temps, soit qu’il ait été délibérément retiré ou perdu. Apprécions donc ces bargueños encore perchés sur leurs pieds d’origine !
Superbe et souvent ostentatoire, le bargueño espagnol perd pourtant peu à peu de son influence au profit de cabinets où règnent les lignes allemandes ou italiennes. Bientôt, le voici sommé par l’Espagne du XVIIIe siècle de s’incliner devant l’engouement qu’emportent l’arquimesa d’influence italienne ou anglo-hollandaise. Le Portugal suit-il le mouvement ? Certes non.
Il en est même tout autrement. À la suite d’une traumatisante domination espagnole s’étirant de la fin du XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe siècle, le Portugal – qui n’est véritablement indépendant qu’en 1662 – développe une véritable aversion pour la culture hispanique avec laquelle le pays entend rompre tous liens. Une mince affaire !
Bien décidé à affirmer sa particularité culturelle, le Portugal se nourrit d’influences anglaises, françaises, italiennes mais aussi japonaises, indonésiennes et brésiliennes grâce au vaste réseau colonial qu’il a patiemment tissé.
Âge d'or et virtuosité du bargueño portugais
Usant avec maestria des matières et des motifs, le syncrétisme portugais développe une allure qui lui est propre, reconnaissable et unique entre toutes.
Surtout, les formes généreuses des cabinets portugais s’animent des reflets chauds de bois exotiques travaillés avec beaucoup de finesse et enrichis de délicats bronzes dorés. Les motifs sont ciselés, les influences exotiques, le résultat est unique.
Bien avant le baroque XVIIIe siècles, les bois tournés élèvent avec dynamisme les élégantes – bien qu’encore timides – envolées portugaises.
Ce caractère portugais né au XVIIe siècle connait sa pleine affirmation au début du XVIIIe siècle lorsque le ministre Sebastião José de Carvalho e Melo, comte d’Oeiras et marquis de Pombal (1699 – 1782), sous le règne de Joseph Ier (1750 – 1777) entreprit toute une série de réformes suivant l’esprit d’un « despotisme éclairé ».
L’homme déterminé ranime le commerce par la création de compagnies à charte, crée de nouvelles industries (notamment la soierie et la coutellerie), il réorganise aussi l’université de Coïmbre.
Ces entreprises énergiques engagées du dernier quart du XVIIe siècle ont aussi une visée plus délicate et politique qu’économique et culturelle : il faut en effet atténuer le ressentiment d’une partie de la population qui voit entrer les innombrables richesses en provenance des colonies sans jamais en ressentir les bénéfices. La mauvaise répartition sévit quand, parallèlement, la débauche ostentatoire commence à mettre mal à l’aise.
Un décret royal limite bientôt l’argenture et la dorure des meubles tandis que les envolées baroques se font soudain plus discrètes.
Le mobilier portugais du XVIIe siècle, tel que ce cabinet que nous présentons, puis celui du XVIIIe siècle répondent à une volonté farouche d’existence face à une Espagne envahissante et dominatrice. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’impérative relance économique du pays passe naturellement par une vitalité de la création portugaise, attisée des influences baroques à la mode en Europe et enrichie des nombreuses richesses coloniales.
Que voit-on sur notre cabinet ? Mouvement spiralé du bois tourné et bronzes dorés évoquant les motifs délicats et imbriqués des Indes lointaines. L’illustration exemplaire d’une création portugaise du début du XVIIe siècle.
Sans aucun doute, le bargueño est réservé aux classes les plus aisées de la société portugaise. D’ailleurs, ce type de mobilier est admirablement présenté dans de nombreux musées du pays tandis que des cabinets très similaires au notre sont exposés au palais des Ducs de Bragance ainsi qu’au palais Cadaval.
Marielle Brie de Lagerac
Historienne de l’art pour le marché de l’art et les médias culturels.
Auteure du blog Objets d’Art et d’Histoire
L'auteur, pour la Maison Pipat :
Marielle Brie est historienne de l’art pour le marché de l’art et de l’antiquité et auteur du blog « Objets d’Art & d'Histoire ».
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